En choisissant un proche de sa famille pour présider l’Assemblée nationale, le chef de l’État a surpris tout le monde. Y compris dans ses rangs. Décidé à faire respecter ses consignes, Macky Sall n’a pas hésité à mettre ses députés sous surveillance jusqu’au vote final.
Ils se sont levés avant 5 heures, pour être sûrs d’être en avance. À huit heures du matin, la circulation est encore fluide dans le centre-ville de Dakar. Parvenus sans encombre à l’extrémité sud de la presqu’île, les 82 parlementaires s’extraient des deux bus de cinquante places qui ont quitté Saly à l’aube, ce lundi 12 septembre, et pénètrent dans l’hémicycle pour la séance inaugurale de la nouvelle législature.
Ils ont dû laisser leurs voitures personnelles à l’hôtel : pas question d’arriver séparément. Ils viennent de passer deux jours ensemble sur la Petite-Côte, à se former, prévoir leur journée, répéter les choses à faire et à ne pas faire. Un voyage organisé de façon millimétrée. Ils sont fin prêts. Pour les députés de la majorité présidentielle, c’est jour de rentrée. Et tous les bons élèves le savent : une rentrée, ça se prépare.
Aux abords de l’Assemblée nationale, des groupes de militants se forment autour des lourdes portes gardées par des hommes armés. Dans les salles qui surplombent l’hémicycle, les journalistes se pressent déjà les uns contre les autres pour avoir la meilleure vue possible. Ils ne veulent pas rater le spectacle, dont ils pressentent qu’il sera particulier. « Ils ont même repeint les murs », se réjouit un habitué des lieux. La rentrée parlementaire, pour l’instant, tient toutes ses promesses.
Vers neuf heures du matin, les députés de la majorité quittent l’hémicycle et se dirigent vers la salle de la commission des finances. Face à eux, deux proches du président : le constitutionnaliste Ismaïla Madior Fall et le secrétaire général de la présidence, Oumar Samba Ba. Les 82 femmes et hommes en face d’eux n’ont pas connaissance du nom que les deux émissaires s’apprêtent à leur livrer, mais qu’importe : ils ont déjà promis qu’ils voteraient pour lui. Lorsque le nom d’Amadou Mame Diop est lâché, il est accueilli par quelques applaudissements polis. Le chef de l’État a fait son choix, les députés savent ce qu’ils leur reste à faire.
Procurations et simulations de vote
Parmi eux, une personne savait déjà qui serait le candidat de la majorité à la présidence de l’Assemblée nationale. Par délicatesse, ou par précaution, Macky Sall a choisi d’informer lui-même sa tête de liste nationale quinze minutes avant les autres. Mais Aminata Touré n’est pas sensible à l’égard du président. La seule chose qu’elle retient, c’est que cela ne sera pas elle. Au milieu de ses collègues, elle se sent trahie.
Samedi 3 septembre, ils avaient déjà été convoqués à la présidence par Macky Sall lui-même. Tous, plus un : le député non-inscrit Pape Diop, qui a rejoint la majorité le mois dernier. La réunion avait été longue. Chacun s’était engagé devant tous les autres à voter pour le candidat du président. Première à prendre la parole ce jour-là, Mimi Touré, réaffirmait sa loyauté au chef de l’État.
Mais cette première rencontre ne suffit pas. L’opposition, qui espère faire basculer le vote de certains députés du pouvoir, rôde dangereusement. En dépit des promesses, les trahisons sont encore possibles. C’est pour cela que les parlementaires ont été « invités » à passer le week-end du 10 au 11 septembre ensemble. Autant dire qu’ils n’ont pas eu le choix.
Logés au Rhino Hôtel de Saly, un cinq étoiles à deux heures de route de Dakar, ils se rendent chaque matin à l’hôtel Amaryllis, situé à deux pas. Officiellement, le conclave doit permettre de « préparer les nouveaux députés », de les initier au fonctionnement de l’Assemblée et à la « construction d’un bloc solidaire ». Les plus expérimentés forment les nouveaux – ils vont jusqu’à organiser des « simulations de vote ». « Pour qu’ils ne se trompent pas, précise un proche du président. Surtout ceux qui n’ont pas un bon niveau et qui ont été investis dans les communes rurales. »
Le but est également d’informer les élus du déroulé de la journée de lundi, jour du vote au Parlement. Mais Macky Sall tient surtout à récolter des écrits. Farba Ngom, son homme de confiance et conseiller officieux, se charge de récupérer les procurations de ses collègues « en cas d’imprévu ». Avec une courte majorité à l’Assemblée nationale, mieux vaux parer à toute éventualité.
« On leur a dit que le nom du candidat serait donné lundi matin et qu’il faudrait voter pour lui », précise un membre de la coalition. « On était tous d’accord pour le faire », ajoute le député Abdou Mbow. « Macky Sall avait carte blanche. Nous n’avions qu’une voix d’écart avec l’opposition. Il ne fallait pas une seule voix dissidente », complète un autre élu.
Pour s’assurer que personne ne sortira du rang à la dernière minute, des groupes de dix députés sont constitués et supervisés par un proche du président. Le groupe des « dissidents » potentiels – les ambitieux soupçonnés de pouvoir trahir le moment venu -, est géré par Farba Ngom. Lui sont confiés Aminata Touré, les anciens ministres Amadou Ba, Abdoulaye Diouf Sarr et Aly Ngouille Ndiaye, mais aussi l’ex-maire de Ziguinchor, Abdoulaye Baldé… Le jour J, tous sont assis sur les sièges situés à l’avant de l’hémicycle. Comme ces élèves récalcitrants placés plus près du bureau du maître pour être mieux surveillés…
Boycott
À ses collègues, qui sentent son agacement, Aminata Touré lâche d’abord : « Bien sûr que je vais voter pour lui. » Après tout, elle s’y est engagée devant tout le monde. Comme les autres, elle a signé cette procuration, ce chèque en blanc. Sans doute espérait-elle qu’il serait, in fine, crédité sur son propre compte. Mais Macky Sall en a décidé autrement. L’affront est trop grand et le ressentiment monte.
En tant que tête de liste nationale de la coalition Benno Bokk Yakaar (BBY), n’est-ce pas elle qui a porté le combat de la majorité pour remporter les législatives ? Elle qui a parcouru ces 5 175 kilomètres, comme elle aime à le répéter, pendant la campagne électorale ? Quinze jours de déplacements éreintants à travers le Sénégal, à sillonner les routes, chanter les louanges du président et trop peu dormir. Et tout ça pour quoi ? Se voir remplacer par un quasi-inconnu, un technocrate sans relief qui n’a ni son charisme, ni son ambition ? La séance inaugurale de la 14e législature s’étire en longueur et, pendant que les parlementaires s’écharpent, l’ancienne Première ministre rumine sa frustration.
À 18 heures, alors que les chamailleries entre l’opposition et le pouvoir semblent ne jamais devoir finir et que la tension vire à une bagarre générale, Aminata Touré n’y tient plus. « Ce n’est pas ce que j’attendais du président Macky Sall. Avec tout ce que j’ai fait ! », lâche-t-elle à l’un de ses collègues. Elle fait alors signe au député Farba Ngom, lui demande de lui rendre sa procuration. Lui tente de la convaincre de rester, refuse de lui rendre le document, la soupçonne même de vouloir le donner à l’opposition. Lasse, Aminata Touré rentre chez elle.
« Je ne serai pas présente à la séance de vote et j’ai demandé à Farba Ngom de me remettre ma procuration. Ce qu’il n’a pas fait. Son utilisation se ferait sans mon consentement, prévient-elle dans un message adressé au président de son groupe parlementaire, le député Oumar Youm, peu après 19 heures. « Je ne voterai pas pour le candidat du président de la coalition qui privilégie les relations familiales au détriment du mérite militant », écrit-elle. « Tout s’est déroulé exactement comme prévu. Sa réaction ne peut s’expliquer que par le prisme de l’émotion ou de la colère », glisse un proche de Macky Sall.
Le vote a lieu rapidement après son départ. Il est boycotté par l’opposition. Le coup d’éclat de Mimi Touré mis à part, tous jouent leur partition. Farba Ngom distribue ses enveloppes à mesure que la présidente de séance, Aïda Sow Diawara, appelle les députés à venir déposer leur bulletin dans l’urne. Le maire de Richard-Toll, Amadou Mame Diop, est finalement élu avec 83 voix sur 84 dans un hémicycle pris d’assaut par les gendarmes. À 57 ans, il devient, dans une confusion extrême, le second personnage de l’État. « Je serai le président de tous les députés », promet-il. Au regard de l’anarchie qui règne dans l’hémicycle, on pourrait en douter.
Ami d’enfance du beau-frère du président
Pour Mimi Touré, la rupture est consommée. Comme Jeune Afrique l’a révélé ce 16 septembre, elle se dit même menacée par le pouvoir de Macky Sall, qu’elle soupçonne de vouloir lui reprendre sa place de députée. Elle l’accuse d’avoir fait preuve de misogynie et de népotisme en favorisant l’ami intime de son beau-frère. Car Amadou Mame Diop, au-delà d’être le militant fidèle et affable que tous décrivent, est aussi un intime de Mansour Faye, le ministre des Infrastructures… et l’un des frère de la première dame, Marième Faye Sall. Les deux hommes ont grandi ensemble à Saint-Louis. « C’est Mansour Faye qui l’a imposé en 2012 sur la liste des législatives, puis en 2014 comme candidat à la mairie de Richard-Toll », assure un ancien responsable de la majorité.
Membre fondateur de l’Alliance pour la République (APR), Amadou Mame Diop est le patron du parti présidentiel dans le département de Dagana. Élu à la mairie de Richard-Toll, il est devenu député en 2012, et a été reconduit en 2017 puis lors des dernières législatives du 31 juillet 2022. Un adversaire se rappelle un « homme qui restait en marge » et « travaillait dans son coin ». « Il n’est pas dans les histoires, il n’est pas là pour créer des problèmes. C’est un bon père de famille, qui pourrait faire, le cas échéant, un bon Medvedev », glisse ce cadre de l’opposition qui le connaît bien.
Le nouveau président de l’Assemblée cumule donc deux qualités chères à Macky Sall : les performances électorales et la fidélité. « C’est la stratégie du président, lâche l’adversaire cité plus haut. Avoir des personnalités de confiance pour aller au troisième mandat et assurer une dévolution familiale du pouvoir. ». « Mame Diop a su gagner sa base et a un parcours militant sans faute, défend le porte-parole de la coalition présidentielle, Pape Mahawa Diouf. Bien sûr, la confiance est importante. Mais tant que la confiance rencontre la légitimité, il n’y a pas de problème. »
L’argument pèse d’autant plus lourd que la plupart des noms pressentis pour récupérer le perchoir étaient ceux de perdants. « Mimi Touré n’a réussi à être maire nulle part, elle a été battue dans sa ville et son bureau de vote. Être nommée présidente de l’Assemblée, ce n’était pas une évidence, et elle-même le savait. C’est pour cela qu’elle a accepté le principe de la procuration », dit un membre de la coalition au pouvoir.
Idem pour Amadou Ba, qui s’est cassé les dents aux Parcelles Assainies, à Dakar. Mais depuis qu’elle a trahi en refusant le choix du président, c’est l’ancienne Première ministre qui essuie le plus de critiques. Ses collègues lui reprochent d’être « radine », de ne « pas entretenir sa base politique ». « Elle est partie à Kaolack parce qu’elle n’était pas arrivée à gagner Grand Yoff, à Dakar, mais elle a échoué là-bas aussi », tacle un proche du président.
« Mimi Touré est peut-être en colère, mais Macky Sall ne lui a rien promis, ajoute notre interlocuteur. Souvenez-vous qu’en 2017, Mahammed Boun Abdallah Dionne, tête de liste nationale, n’avait pas été choisi pour la présidence de l’Assemblée nationale. » Mais il était le Premier ministre, poste qu’il conservera jusqu’en 2019. « À plusieurs reprises, le chef de l’État a manifesté son attachement à Mimi Touré, poursuit notre source. Elle a été ministre de la Justice, Première ministre, envoyée spéciale du chef de l’État et présidente du CESE [Conseil économique, social et environnemental]. Elle aurait pu le servir ailleurs qu’à l’Assemblée. »
« Nous espérons que la situation s’améliorera et qu’elle reviendra à de meilleurs sentiments », concluait Pape Mahawa Diouf ce 15 septembre, avant que l’ancienne Première ministre ne se dise la cible de l’entourage présidentiel. Ces accusations ne l’ont pas conduite à modifier son discours : « Mimi Touré agit sous le coup de la colère et fait monter les enchères en exagérant, réaffirme Pape Mahawa Diouf. Mais elle reste l’une des responsables les plus importantes de notre coalition et elle est toujours dans notre camp. »
Jeune Afrique